Contrairement à son amie Barbara, elle n’était pas douée, si bien qu’il réussit à la tenir tranquille durant la première demi-heure en la confrontant à ses faiblesses, aux efforts que lui demandait de donner le bon rythme à une phrase, la bonne impulsion, etc. – sans avoir l’air d’un haltérophile en plein ouvrage, si possible.
Le jour baissait. La maison était silencieuse. Il s’agissait d’une grande villa, de style moderne, aux larges baies. Soudain, il entendit le bruit d’un plongeon. Il leva les yeux alors qu’il évoquait la souplesse et la dureté du serpent pour donner à son étudiante une idée un peu plus précise du minimum qu’on attendait de quiconque prétendait se faire publier, avoir au moins en tête l’image du serpent. La souplesse et la dureté.
Elle réapparut. « Venez ! » lui lança-t-elle, toute dégoulinante.
Il préféra prendre place sur une chaise longue.
« Il n’y a que vous et moi, dans cette maison », précisa-t-elle en abordant à la hauteur de son transat, à la manière d’une sirène.
Il l’avait presque deviné. Il n’y avait pas si longtemps, il aurait aisément accédé aux désirs de cette fille et l’affaire aurait été réglée. Mais la situation n’était plus la même aujourd’hui. Des monts s’étaient effondrés, des pics s’étaient installés dans les vallées.
« Vous croyez que ça se raisonne ? reprit-elle d’une voix blanche. Vous croyez que je ne sais pas tout ce que vous aimeriez me dire ? Toutes ces conneries.
— Quelles conneries ? Je n’ai rien dit. Pas de mauvais procès, s’il vous plaît. Annie. Tout le monde sait que ce genre de chose arrive, Annie. Ça va vous passer. Regardez-moi. J’ai cinquante-trois ans. Vous méritez mieux que ça. J’ai connu une fille qui à votre âge se croyait amoureuse de Jankélévitch. Elle ne loupait pas un seul cours mais n’écoutait pas un traître mot de ce qu’il disait. »
Elle frappa la surface de l’eau, projetant les éclaboussures dans sa direction, sans l’atteindre. Il alluma une cigarette – il imagina la tristesse d’une vie sans tabac. Les lumières de la ville brillaient en contrebas mais les alentours demeuraient silencieux, à peine troublés de grésillements d’insectes, de cris d’oiseaux traversant le crépuscule.
Il aspira quelques bouffées. « Il ne vous est pas venu à l’idée que je pouvais avoir quelqu’un ? l’interrogea-t-il. Ça ne vous a pas effleuré l’esprit ?
— Je ne suis pas jalouse. Vous parlez de cette femme ?
— Je ne sais pas. Par exemple.
— Pas toute jeune.
— Exactement. »
Elle lui trouva un maillot de style Ralph Lauren, spécialement réservé aux visiteurs imprévoyants, et il se félicita d’avoir fléchi car presque aussitôt la migraine qui s’annonçait recula – le traitement de l’eau à l’oxygène actif n’était sans doute pas à la portée de toutes les bourses, mais ô combien était-ce appréciable, ô combien aurait-on aimé chaudement recommander ce système, ô combien faisait-il une peau douce.
« Elle est davantage de ma génération. Vous le voyez bien. Je peux développer certains sentiments à son endroit que je ne peux avoir pour vous, Annie, vous devriez le comprendre. Le mental joue un rôle bien plus important à partir d’un certain moment. Je suis peut-être à un tournant de ma vie, vous savez. Je sais que ce n’est pas très cool pour vous, j’en ai tout à fait conscience, mais imaginez que vous soyez à la croisée des chemins, mettez-vous une seconde à ma place. » Ils étaient l’un et l’autre accoudés au rebord, le corps immergé, flottant entre deux eaux, et ils s’observèrent un instant, entre clapotis silencieux et ululement venu des bois, le cheveu humide, les traits immobiles. Puis elle détendit sa jambe comme un ressort et fit mine de le repousser ou de lui envoyer un coup pour le châtier, mais très mollement, sans guère de véhémence. Avec une grimace, une mine renfrognée. Puis elle recommença. Sans réellement l’atteindre. On aurait dit qu’elle voulait avoir une sorte de séance de lutte avec lui, au moins se frotter rudement à lui.
Qu’elle fût désappointée allait sans dire. Le mot était inscrit sur son front. Mais elle se montra plus raisonnable qu’il ne s’y attendait et elle se tint tranquille pour finir, elle cessa de lever le poing contre lui.
Il y avait des peignoirs moelleux, soigneusement pliés, blancs. Dès qu’il en eut passé un, il se hâta vers ses cigarettes – la première bouffée tirée au crépuscule pouvant atteindre des sommets pour l’amateur un peu sérieux. Il reprit son cocktail dans une main et envoya un geste amical en direction d’Annie qui flottait près du bord. Tout cela devenait fort agréable, tout cela détendait. L’air commençait à sentir les bois mûrs et le lac, le ciel fonçait. Annie se révélait soudain sous un jour bien moins terrible. Si elle le souhaitait et travaillait un minimum, il pouvait l’amener au niveau de la production moyenne d’aujourd’hui – jusqu’à signer de bons contrats avec les éditeurs, et même jusqu’à décrocher quelques prix et des traductions transcontinentales. Les règles n’étaient pas très difficiles à suivre – de très mauvais, plus agiles que des singes, ne parvenaient-ils pas à grimper sur les plus hautes marches ? Elle ne serait pas la pire s’il lui donnait à lire les bons auteurs, s’il lui faisait noircir du papier et lui enseignait l’art de la provocation.
« L’Afghanistan va devenir un nouveau Vietnam, tout le monde en est persuadé. Quoi qu’il en soit, elle est sans nouvelles de lui depuis des mois. Oui. Personnellement, je crois qu’il n’est pas près de revenir. Nos pertes en hommes sont sans doute plus importantes que l’on veut bien nous le dire. Glacé la nuit, brûlant dans la journée. Ce sacré pays est une souricière. Je serais étonné qu’il réapparaisse, je vous le dis franchement. »
Elle grimaça, puis exécuta quelques longueurs dans l’air du soir.
Il l’aida ensuite à sortir en lui tendant volontiers la main et la hissant, semblant ravi de sa pêche, il fit un mouvement qui déclencha dans la région de sa dernière vertèbre une si violente douleur qu’il en resta un instant stupéfait. Il se figea sous le clair de lune, aux abois. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il les cligna et se rabattit en catastrophe sur le matelas le plus proche, comme frappé par une crise de tétanie aiguë, légèrement terrorisé.
Il lui expliqua dans un souffle qu’il avait le coccyx en miettes et comptait se reposer quelques minutes avant de tenter quoi que ce soit, ne fût-ce que battre un cil. « Il n’y a rien à faire, malheureusement, à moins que vous n’ayez quelque chose de très fort », soupira-t-il, le cœur encore battant. Elle revint aussitôt avec des cachets roses qu’il avala sans broncher car la mort elle-même n’était rien comparée à l’insupportable éclair qui l’avait frappé un instant plus tôt.
Il songea au chemin qui le séparait de sa voiture et qu’il ne pourrait jamais effectuer sans béquilles si le sort s’acharnait. Cela lui rappelait de très mauvais moments – une chute sur le carrelage de la cuisine, par exemple, après qu’elle l’eut renversé de sa chaise en lui envoyant son pied en pleine poitrine parce qu’il prenait la défense de sa sœur, très mauvais souvenir d’une époque où la folie était à son comble à la maison, où une extrême brutalité régnait, où rester à terre était souvent la meilleure solution qui s’offrait.
La piscine s’éclaira automatiquement. Ses reins étaient si contractés, de peur d’avoir à subir de nouveau cette sorte de décharge électrique, qu’il ne parvenait plus à les relâcher. Ils formaient un nœud, un bloc douloureux qui ne tolérait que l’immobilité totale, pas de crème, pas de massage, rien, il ne voulait rien sinon qu’on le laissât tranquille un instant afin qu’il pût reprendre son souffle, sinon qu’on ne le fît pas bouger.
C’est à peine s’il parvint à s’asseoir à l’arrivée de Christian Eggbaum, le père – l’homme qui lui avait fait administrer une aimable correction par ses sbires –, tant ses articulations étaient raides, tant ses nerfs s’étaient mis en pelote. Il s’excusa, rajusta maladroitement le peignoir sur ses cuisses. Il déclara qu’il venait d’être subitement frappé de paralysie musculaire fulgurante dans la région lombaire. « Je sais qui vous êtes, répondit son hôte. Vous êtes le professeur de ma fille. » Disant cela, il s’avança en souriant et tendit largement la main.
Et plus tard, le père et la fille l’aidèrent à regagner la Fiat – il refusait d’être raccompagné, prétextant que jamais il ne l’avait accepté, que jamais cette route, etc. – en le soutenant d’un côté et de l’autre, l’encourageant à chaque pas comme s’il était un membre de la famille dont il convenait de se soucier. L’homme n’avait pas l’allure d’un vulgaire maffieux, ni celle d’un braqueur de banque aguerri aux empoignades dans les clubs, mais bien celle d’un escroc financier d’aujourd’hui, sensible à la coupe de ses chemises, attentif au choix de son parfum – en l’occurrence Five Ô’Clock au Gingembre de Serge Lutens.
De drôles de personnes. Les cachets d’Annie commencèrent à produire leur effet durant le chemin du retour, à présent que ces deux bonnes âmes l’avaient installé en douceur sur le coussin-bouée qu’il avait acquis quelques jours plus tôt et à présent qu’il sortait de la ville et remontait vers chez lui, alors que les étoiles se réveillaient dans le ciel noir surplombant la forêt, qu’il était seul sur la route au volant de sa voiture.
Il n’était pas en état de conduire. Il fallait vraiment qu’il connût ce trajet sur le bout des doigts pour ne pas verser dans le fossé ou enfoncer le parapet et dévaler jusqu’en bas des monts en d’épouvantables tonneaux. La chaussée ondulait mais il conservait son tracé réel en mémoire et plus ou moins corrigeait, plus ou moins parvenait ainsi à poursuivre son chemin sans trop d’encombre. À condition de ne croiser personne en sens inverse.
La position assise, les reins bien calés, le coccyx dans le vide – ces hideux petits coussins-bouées tenaient tout simplement du miracle –, semblait néanmoins donner de bons résultats. Il se redressa légèrement – mouvement qu’il aurait été incapable de réaliser quelques minutes plus tôt, lorsque les Eggbaum l’avaient installé à bord et prié de revenir dès qu’il serait remis sur pied.
Il klaxonna cependant, une fois arrivé, car il ne voulait pas commettre d’imprudence, risquer d’être foudroyé si près du but par un excès de confiance en soi. Il avait besoin de Marianne pour l’aider à s’extirper de la boîte de conserve qui lui servait de voiture et semblait avoir été conçue pour des nains. Il klaxonna de nouveau, sans succès. Puis il se pencha légèrement en avant et découvrit l’Alfa de Richard Olso garée sur le bas-côté.
Il baissa son carreau et entendit des vociférations plus ou moins humaines, en provenance de la maison. Comme une foule qu’on égorgeait. Des aboiements de chiens ? Des sirènes. Des hélicoptères. Des tirs. Un concert assourdissant. Cependant, les alentours étaient calmes, un délicat panache de fumée blanc s’échappait de la cheminée puis s’évanouissait dans le firmament étoilé que ne troublait pas le moindre nuage – les crêtes brillaient au clair de lune, les eaux du lac scintillaient paisiblement à travers les bois, les biches paissaient, les écureuils mangeaient des noix, les oiseaux de proie se laissaient planer dans l’air tiède.
Il serra les dents et ouvrit sa portière après avoir glissé une cigarette entre ses lèvres. Puis il s’extirpa de son siège à la seule force de ses bras et, une fois debout, dans la douceur calme du soir, tandis que les clameurs en provenance de la maison étaient à leur comble, il vérifia qu’il gardait l’équilibre, puis, relativement satisfait, actionna son briquet et se donna du feu avant de se mettre en marche. Chaque cigarette semblait étonnamment bonne, ce jour-là.
Les murs de la maison tremblaient. Il s’agissait d’un passage particulièrement violent d’Apocalypse Now et Richard Olso était aux commandes. Incroyable, mais vrai. L’insupportable boucan qui secouait toute la maison n’était rien de moins que l’œuvre de ce sinistre crétin de Richard transformé en ingénieur du son.
« C’est extraordinaire, déclara Marianne. On a l’impression d’y être. »
La pauvre fille semblait bien atteinte. « Mais qu’est-ce que tu racontes ? lui lança-t-il sans même accorder un regard à Richard Olso. Et d’abord, qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Marc, mon vieux, il s’agit de transformer le salon en salle de cinéma. Je vais vous faire une démonstration. Asseyez-vous.
— Marianne, je me suis démoli le coccyx. J’ai mis quinze minutes pour traverser la cour. Centimètre par centimètre. Et à ce propos, merci pour ton aide, merci. Ton aide m’a été précieuse. Sans toi, je ne sais pas comment j’aurais pu parvenir jusqu’ici.
— Attendez, Marc, alors là vous charriez.
— Ne vous mêlez pas de ça. N’essayez pas de vous glisser entre ma sœur et moi. Ne perdez pas votre temps. »
Marianne se leva brusquement du canapé et visa l’écran qui s’éteignit sur une grimace hallucinée de Dennis Hopper. « Et d’abord d’où viens-tu ? fit-elle en passant près de lui.
— D’où je viens ? Je te l’ai dit. Je donne des cours. »
Il regarda son dos, ses épaules dénudées tandis qu’elle se postait devant la baie que l’obscurité transformait en miroir. Puis il fit un geste indiquant qu’en définitive il se contrefichait de tout ça et il se dirigea vers l’escalier pour regagner ses appartements sans partager plus avant la compagnie de ces deux-là – quelques minutes avaient amplement suffi.
Il attrapa la rampe à deux mains et attaqua les premières marches en serrant les dents. Allait-il être en état d’assurer ses cours dans moins d’une douzaine d’heures ? Il avait toujours eu conscience d’avoir à donner l’exemple en tant que professeur et l’assiduité faisait partie des choses qu’il fallait enseigner aux apprentis écrivains – se mettre à sa table, qu’on en ait envie ou non, écrire chaque jour, sans relâche, revenir sur une phrase, sur un mot, jour après jour, sans relâche, et ne rien faire en amateur, ne pas tirer au flanc. Il n’avait guère été pointé plus de deux ou trois fois pour ses absences tout au long de ces années – bien qu’il se révélât en certaines occasions presque héroïque tellement il se sentait faible, tellement c’était dur – et il ne souhaitait pas en allonger la liste aujourd’hui qu’on l’avait à l’œil, que des centaines de millions de chômeurs couraient le monde à demi nus et sombraient par familles entières malgré l’impeccable secours des banques.
Il parvint à l’étage le front moite. Exaspéré par la présence de Richard, autant que par l’attitude de Marianne. C’était la deuxième fois, cette semaine, qu’il trouvait Richard Olso dans cette maison et cette cadence ne lui convenait guère. Allait-on bientôt l’avoir à table ? Allait-on le croiser de bon matin, en robe de chambre ? L’entendre chanter sous la douche ? À quel grotesque jeu Marianne se livrait-elle, tout à coup ? À quoi cela rimait-il ?
Il avala quelques gélules, se déshabilla, se lava les dents tandis que l’Alfa commençait à manœuvrer sous ses fenêtres. Lorsqu’il se dirigea enfin vers son lit, le moteur ululait déjà au loin. Il baissa la lumière, s’étendit. Et presque aussitôt, l’image de Myriam s’imposa à lui et le rythme de sa respiration s’accéléra un peu. Proprement déconcertant. Les sentiments qu’il éprouvait dépassaient en intensité tout ce qu’il avait jamais éprouvé jusqu’à ce jour, tout ce qu’il avait jamais imaginé. Ne pas pouvoir la tenir dans ses bras commençait à être douloureux, ne pas pouvoir la sentir, ne pas pouvoir la pénétrer, ne pas pouvoir lui parler.
Il s’offrit une dernière cigarette et soupira d’aise en constatant que les pilules agissaient, qu’il ressentait bel et bien leur effet euphorisant. Il ferma les yeux.
Lorsqu’il les rouvrit, Marianne était là, s’asseyant sur le lit. « Je ne savais pas que tu t’intéressais encore à moi, déclara-t-elle. Je suis heureuse de l’apprendre. »
Il se redressa sur ses coudes. Il portait un slip Zimmerling bleu marine tout à fait digne et il s’agissait de sa propre chambre, mais il eut l’impression d’être pris en faute, de quelque manière que ce fût. Elle alluma une cigarette et envoya quelques bouffées vers le clair de lune qui argentait les bois – terminant leur course au plafond qu’elles tapissaient.
« Mais je dois faire quoi ? murmura-t-elle au bout d’un moment. Dis-moi ce que je dois faire. Attendre que tu m’annonces la nouvelle ? Attendre le jour de ton déménagement ? Attendre de me retrouver seule ? » Il remarqua qu’elle avait un peu bu. Il attrapa le poignet qui tenait la cigarette et l’attira vers ses lèvres, cependant qu’elle le regardait faire. « Depuis quand vas-tu te retrouver seule ? fit-il en soufflant la fumée. Depuis quand Richard Olso représente-t-il une option valable dans quelque situation que ce soit ? Depuis quand un type qui confond avoir du talent et avoir de l’esprit retient-il donc ton attention ? Il t’a droguée, ou quoi ? L’esprit est bon pour dresser des listes, et encore… »
Sans doute était-ce ingrat de sa part que de reprocher à Marianne d’avoir usé de ses charmes, d’une manière ou d’une autre, pour le tirer de certain mauvais pas. Il en avait parfaitement conscience. Sans son intervention, il perdait son poste. Sans quelques tête-à-tête opportunément accordés à Richard et durant lesquels elle avait plaidé sa cause, il se faisait éjecter de l’université sans plus d’égards. Etc. Il le savait. Mais c’était plus fort que lui. Une vrille traversait ses entrailles.
Il avait le sentiment qu’ils étaient en train de perdre quelque chose, mais il n’avait pas encore trouvé le moyen de stopper l’hémorragie. Dieu sait qu’ils tenaient l’un à l’autre, qu’ils avaient développé une relation spéciale depuis l’époque où leur mère n’hésitait pas à se moquer d’eux, déclarant avec une grimace que « ces deux puceaux étaient collés ». Dieu sait ce qu’ils étaient l’un pour l’autre – sinon où aurait-il trouvé la force d’accomplir ce qu’il avait accompli, sinon quelle insubmersible rage aurait bien pu armer son bras ?
Mais aujourd’hui ? Où en étaient-ils, aujourd’hui ? Pour finir, il la serra contre lui et ils restèrent allongés, sans parler. Puis elle pleura en silence, versa quelques larmes. Puis elle se retourna sur lui et emmêla ses jambes avec les siennes. Il comprenait tout à fait bien ce qu’elle ressentait, cette peur d’être abandonnée qui remontait aux années sombres et qu’il était seul à pouvoir écarter en la prenant entre ses bras et ses jambes comme s’il bâtissait une solide clôture autour d’elle, aussi longtemps qu’il le fallait, et encore mieux lorsqu’ils disposaient d’une couverture qu’il jetait sur ses épaules et laissait pendre autour de lui comme la toile d’une tente mal fixée.
Elle ôta sa jupe qui la gênait, mais comme lui, elle garda son slip. Souvent, lorsqu’ils en arrivaient là, ils s’arrêtaient et demeuraient ainsi et s’endormaient entrelacés, le plus naturellement du monde, rassurés, apaisés, mais il était arrivé quelquefois qu’ils le fissent pour de bon, sans même s’en rendre tout à fait compte, à force d’étreinte, à force d’abandon, à force de tremblement, de frottement prolongé, d’alcool et autre substance, de désolation, et soudain il était trop tard, il se trouvait en elle, sans avoir prémédité quoi que ce soit, sans même y avoir mis les mains, et plus personne alors ne prononçait un mot – et l’on n’en parlait pas davantage le matin, ni le soir ni durant les jours qui suivaient. Ils n’éprouvaient le besoin d’en parler ni l’un ni l’autre et se remerciaient respectivement en silence de ne pas aborder le sujet.
Sans doute trouvaient-ils du plaisir à faire ce qu’ils faisaient, une fois qu’ils étaient allés trop loin, mais cela n’avait rien de très « sexuel », au sens où on l’entend aujourd’hui, cela avait davantage à voir avec une ultime connexion cérébrale, avec un furieux besoin de s’arrimer ensemble le plus étroitement possible, eu égard à la violence des vents, et le plaisir qu’ils y prenaient relevait presque de l’expérience religieuse, de la transcendance pure et simple – n’avait-il pas, la nuit de l’incendie, alors qu’ils se terraient dans un placard à balais du sous-sol, étouffé un sanglot à l’instant où il se répandait en elle ?
Le dernier rapport qu’ils avaient eu remontait à l’hiver, au terme d’un réveillon qu’ils avaient arrosé tous les deux, un peu trop arrosé, car il avait fallu surmonter de nouveau le constat amer qu’ils n’avaient pas d’amis, qu’ils vivaient un peu comme des sauvages – au bord de la route mais au milieu des bois, le voisin le plus proche était hors de vue, à plus de cinq cents mètres, perdu dans un océan de verdure –, et qu’en fait ils n’étaient que moyennement admis dans la communauté – ils avaient de la chance d’être blancs, de ne pas avoir d’accent, c’était ce qui les sauvait.
On lui avait donné raison, mais on ne lui avait jamais tout à fait pardonné. Et vis-à-vis à Marianne, les autres femmes restaient sur leur quant-à-soi, en tout cas n’approuvaient pas ce drôle d’équipage qu’ils formaient, elle et lui, lorsqu’elles ne trouvaient pas la chose tout simplement malsaine – les plus âgées se montraient les plus compréhensives, leur histoire ayant à l’époque défrayé la chronique, les signes de leur maltraitance ayant ému.
Parfois, boire quelques verres semblait être la seule planche de salut – à tout le moins quelque fine bande de terre bienveillante qu’il fallait rallier au plus vite sous peine de passer un épouvantable réveillon à deux – sous le signe du fromage blanc à 0 %.
Une fine couche de neige était tombée la veille et les alentours avaient un bel aspect poudré. Il n’était pas tard, le soleil déclinait et plongeait dans un chaudron luminescent qui vrombissait en silence, entouré de flammes, tandis que le Père Noël se préparait à descendre sur Terre.
Lui-même ne s’était pas encore changé, rien ne pressait, il se demandait s’il allait se raser ou regarder un film pour passer le temps et cheminer doucement vers le soir.
Tournée vers la baie, elle déclara que la lumière était fascinante et réclama un premier verre. Il n’était guère plus de quatre heures de l’après-midi, mais elle insista, le pressa de lui servir à boire afin qu’elle pût continuer à considérer ce magnifique paysage enneigé, merveilleusement apaisant, avec toute l’attention qu’il méritait. Il ouvrit la bouche mais demeura muet – échafaudant déjà un plan pour retrouver cette nouvelle étudiante qu’il fréquentait depuis peu, s’il ne couchait pas Marianne trop tard.
Rejoindre cette jeune femme occupait alors la plus grande partie de ses pensées. Comme chaque fois que l’une de ces filles entrait dans sa vie. Quel soulagement c’était. Quelle grande bouffée d’air frais, au début. De sorte qu’il obtempéra et prépara deux martini-gin en espérant qu’elle ne tiendrait pas trop longtemps à ce rythme et qu’il pourrait lui fausser compagnie après l’avoir mise au lit avec une serviette humide sur le front. Ils trinquèrent, cependant qu’une famille de lapins traversait la route en file indienne, cheminait dans la blancheur absolue du contre-jour. « Sois gentil de me resservir », fit-elle après que celui qui refermait la marche eut disparu dans les sous-bois.
Personne ne prétendait que le sort les avait épargnés, sa sœur et lui, mais il refusait de la suivre sur le mode dépressif qu’elle choisissait d’adopter à intervalles réguliers, lui opposant qu’ils pouvaient aussi bien remercier le Ciel d’être en vie et de leur offrir une existence relativement normale, privilégiée même, après le désastreux départ qu’ils avaient pris.
Elle n’avait pas abordé l’hiver en grande forme et son état avait empiré jusqu’aux fêtes qu’elle s’apprêtait à traverser comme un zombie – parfois il la trouvait assise dans un coin, à même le sol, les genoux pliés, et il la prenait dans ses bras pour la reconduire dans sa chambre, toute maigre dans son pyjama soyeux, d’ordinaire déjà trop grand pour elle.
Beau joueur, il la mit en garde contre les inconvénients d’être déjà passablement ivre au milieu de l’après-midi – le crépuscule s’annonçait néanmoins, dorait les crêtes – lorsqu’une soirée se profilait à l’horizon et que l’on espérait vaillamment tenir le plus longtemps possible pour ne pas sembler trop minable. Les lapins n’étaient-ils pas bientôt hors de vue qu’elle se servait de nouveau, haussant les épaules pour répondre à ses conseils. À la suite de quoi son peignoir s’entrouvrit et apparut un sein nu, en forme d’entonnoir moelleux, pointé et captivant, qu’elle tarda une seconde à remettre en place car son temps de réaction avait déjà pâli.
Il évita de croiser son regard. Il remit une bûche dans la cheminée. Qui étincela. Elle s’allongea sur le canapé, face à l’âtre qui ne fut bientôt plus que l’unique source de lumière, la nuit tombant si vite qu’on en restait parfois confondus, au fin fond de décembre. Quant à lui, il décida de s’asseoir sur le tapis, le dos calé au canapé. « Je me réjouis à l’idée de manger de la langouste », déclara-t-il en prenant conscience que cette phrase avait un côté énigmatique. Elle ricana. Il était à présent persuadé qu’elle avait découvert sa liaison avec l’étudiante – bien qu’il eût toujours pris soin d’agir à l’abri des regards, ceux de Marianne en particulier – et qu’elle accusait le coup – ses silences teintés d’amertume, de reproche, de désarroi, de colère, ne devant assurément rien au hasard.
D’ordinaire, elles avaient beau se mordre le poing pour ne pas crier, elles laissaient malheureusement quelquefois échapper certains bruits de gorge qui pouvaient fort bien s’entendre jusqu’au rez-de-chaussée sans que l’on tendît farouchement l’oreille. Il était le premier à le regretter, à se sentir désolé. Il avait toujours préféré les raclées qu’on lui flanquait plutôt que la simple gifle qu’on administrait à Marianne et leur mère l’avait compris assez vite – qui attrapait la pauvre fille par les cheveux et la secouait jusqu’à ce qu’il consentît à sortir de sa cachette afin de recevoir le châtiment qui lui était expressément réservé.
Il estimait qu’elle avait assez souffert. Il ne pouvait pas être celui qui la ferait souffrir davantage. Il renversa la nuque et appuya sa tête contre la cuisse de sa sœur afin d’établir le contact – toute marque d’affection, d’attachement, de chaleur, si ténue soit-elle, étant la bienvenue dans ce contexte. Il devait se montrer particulièrement attentionné avec elle. Il alluma une cigarette et la lui offrit. Comment pouvait-il être ainsi ? Quelle sorte d’innommable cœur battait donc dans sa poitrine ? Comment pouvait-il être celui qui la rendait soucieuse, qui la faisait trembler ?
Du feu, devant lui, qui sifflait, il sentait la chaleur sur son front et ses joues tandis qu’au-dehors un air glacé tombait des hauteurs en paillettes et s’étalait dans les vallées au-dessus des guirlandes, des cloches, des décorations lumineuses installées dans les rues sans beaucoup d’imagination – et certes sans beaucoup de moyens depuis les restrictions tous azimuts qui perduraient. Il sentit la main de Marianne dans ses cheveux. Enfant, il adorait se faire coiffer, tripoter le cuir chevelu, et il abandonnait volontiers sa tête entre les mains de sa sœur – le simple passage du peigne pouvait le faire frissonner jusqu’à la pointe des orteils, le tracé d’une raie lui donner la chair de poule, et quant aux shampoings, c’était l’érection garantie. Revoir de tels instants lui fit venir le sourire aux lèvres – à moins que ce ne fussent les euphorisants. Leur père utilisait de la brillantine Palmolive. Très fluide, très parfumée.
Il se souvenait à peine de ce réveillon, aujourd’hui, six mois plus tard. Il ne lui en restait rien, sinon que le dernier rapport sexuel qu’ils avaient eu ensemble, à ce jour, s’y était déroulé. Il ne savait pas comment ils avaient fini par y succomber – succomber était le mot –, mais le carrelage de la salle de bains était dur et froid et le maigre tapis éponge qu’il était parvenu à glisser sous leurs fesses ne s’était pas révélé d’un grand secours.
Ils étaient sur le point de recommencer, aujourd’hui, dans la tiédeur de juin. Ils étaient allongés sur son lit, en slip, dans la pénombre, ils roulaient d’un bord à l’autre, enlacés dans la troublante pénombre – de sorte que l’ivresse montait – comme s’ils étaient ficelés ensemble – qu’il fût capable d’accomplir ce genre d’exercice dans l’état où il se trouvait, parfaitement handicapé quelques minutes plus tôt, tenait du miracle.
Au cours de leur étreinte, étroite, il mesura combien il s’était éloigné d’elle, ces derniers temps, et il s’en trouva consterné. Comment avait-il pu faire une chose pareille, se répétait-il, faillir à son rôle à ce point. Quoi qu’il en soit, malgré sa maigreur, Marianne possédait une forte poitrine. Dans laquelle il enfouit son visage avant de se mettre à en sucer les bouts, rose-violet, en forme de chapeau chinois.
Elle méritait qu’il fût très gentil avec elle. Qu’il tâchât de rattraper le manque d’attention qu’il avait manifesté à son égard. Mais en même temps, il ne pouvait s’empêcher de songer à la relation qu’elle entretenait avec Richard – dont il ne connaissait pas les détails mais qui lui déplaisait souverainement, de toute façon – et il se retenait de ne pas l’étrangler. Imaginer Richard Olso possédant Marianne, Richard triturant les seins de Marianne, Richard bavant comme un bouc au-dessus d’elle, Richard ahanant, Richard réalisant une éjac faciale, etc., lui coupait le souffle.
Puis ils basculèrent.
Au matin, tandis qu’il buvait son café, il se rendit au salon et tomba de nouveau sur le matériel hi-fi que Richard faisait hurler la veille. Depuis quand cet imbécile se livrait-il à ce genre de commerce ? Il se laissa choir sur le canapé où il les avait trouvés la veille, presque vautrés l’un sur l’autre. Puis il releva les yeux. Il s’agissait d’un écran plat de cinquante pouces avec son lot d’enceintes, de hautes colonnes. Il actionna la télécommande et tomba sur un torrent de boue qui emportait un village au fin fond de l’Asie, et les vaches, les coqs, les chiens, les gens, tous étaient logés à la même enseigne. L’image était belle, précise, lumineuse. Le ciel était d’un gris sombre, argenté, parfaitement nuancé, il était tombé en quelques jours autant d’eau que durant toute l’année et l’inquiétante épaisseur mouvante du ciel témoignait de la fureur des vents de l’autre côté du monde, à l’heure où ils grognaient l’un dans l’autre, électrisés, cherchant à tirer sur eux le rideau le plus noir, le brouillard le plus opaque destiné à étouffer les sons, à engluer les esprits autant que faire se pouvait.
Bien qu’il ne fût pas expert en matière de sexualité féminine, l’âpreté, la rudesse – presque la rage – avec laquelle Marianne conduisait leur rapport l’inquiétait un peu. La plupart du temps, elle finissait sur lui et livrait une espèce de rodéo sur son ventre en sanglotant à moitié. Ce n’était pas très sain, il en était conscient. Mais ce n’était pas à lui de juger ce qui était sain, en la matière. Il sortit dans le jardin pour respirer. Le soleil se levait et l’air avait une odeur de feuille verte. Une brume lumineuse flottait sur le lac. Il se tâta doucement le coccyx au travers de son pyjama dont il ne portait que le bas. Les choses, de ce côté-là, semblaient s’arranger. Il n’avait dormi que quelques heures, mais profondément, car elle était redescendue dans sa chambre un instant plus tard, comme une voleuse, après un crochet en direction de la salle de bains – au point qu’il s’attendait qu’un beau jour elle se rompît les os en dévalant les marches qui menaient à ses appartements.
Il alluma une cigarette tandis qu’un chien aboyait au loin, qu’un coucou chantait fort dans un arbre voisin. La disparition du policier – ses collègues ne doutaient plus à présent qu’il fut mort, les analyses confirmant que le sang prélevé sur le bas-côté d’une bretelle d’accès était bien le sien – demeurait un mystère, et la présence d’un tueur de flic en ville – comme de n’importe quel fou armé lâché dans la nature, cela dit, dans un lycée ou au supermarché du coin – n’amusait personne et n’était pas très positive pour l’image de la police dont les hommes se trouvaient aussitôt traités de bons à rien et de manchots. Il devait redoubler d’attention, rester en alerte. La police interrogeait à tour de bras et le danger subsistait qu’ils remontent jusqu’à la voiture, et de là jusqu’à certain prof qui vivait avec sa sœur dans les collines.
Il avait encore vérifié la grotte, quelques jours plus tôt, plus précisément de nuit pour une discrétion maximale, s’éclairant d’une solide lampe torche, armé de bonnes chaussures et d’une corde. Il n’avait pas encore sorti Annie Eggbaum de sa piscine et ainsi ajouté le tour de reins au coccyx fracturé, si bien que la descente, après qu’il eut pris soin de s’assurer avec la corde, s’était déroulée sans heurts, sans même déranger une chouette qui ululait au-dessus de lui tandis qu’il s’agrippait aux racines et aux buissons qui poussaient contre la paroi.
Aucune puanteur ne se dégageait des lieux. Aucun cadavre n’était visible. Allongé à l’extrémité de l’éperon rocheux où s’était tout d’abord abîmée la dépouille de Barbara, il avait fouillé méthodiquement les profondeurs avec sa lampe et terminé son inspection en affichant un air satisfait. Ce n’était pas demain que ce gouffre le trahirait. On n’était pas près d’en tirer le moindre corps, pas la moindre carcasse, comme si le fond était sans fin.
Il avait fumé une cigarette avant de remonter, assis sur les talons, éclairant là quelques chauves-souris, là quelques mousses, là quelques ruissellements incertains cependant que le disque étoilé du ciel flottait au-dessus de sa tête. Il aimait se trouver dans cet endroit. Il le vérifiait une fois de plus. Il se sentait étrangement protégé chaque fois qu’il descendait, chaque fois qu’il se trouvait à l’intérieur de cette muraille de pierre, il respirait, il parvenait à se détendre entièrement, à tout évacuer de son esprit. Par chance, par formidable chance, la nicotine l’étourdissait toujours plus ou moins et il priait le Ciel pour que cet incomparable effet se reproduise jusqu’à la fin des temps, pour que ce bonheur-là ne mourût jamais. Il n’y avait pas que fumer qui tuait, ici-bas – l’éventail était large.
Lorsqu’elle ouvrit sa fenêtre, le tirant de ses pensées, elle lui apparut dans une version lumineuse, mais renfrognée. Leurs rencontres se soldaient généralement ainsi, par une grimace fuyante qu’il ne savait jamais très bien comment interpréter, mais l’ombre s’estompait en un jour ou deux et se poursuivait souvent par une assez longue plage de tranquillité, de bon moral, de moindre tension.
Il lui adressa un signe de la main. Il aurait aimé en savoir davantage sur le nouveau matériel du salon, mais il allait devoir attendre.
Il en profita pour tondre la pelouse et rejoindre Myriam en ville aussi souvent que possible dans son deux-pièces dont les trois notes du carillon le faisaient frémir jusqu’à la pointe des orteils. Aussi souvent que possible signifiait à présent environ deux fois par jour : le matin, avant son atelier d’écriture, et en fin d’après-midi, en tout cas avant la tombée du soir, avant de rentrer. Tant et si bien que parallèlement et sans qu’on pût affirmer que le sexe qu’il pratiquait avec ardeur et assiduité en fût largement responsable, il dispensait d’excellents cours, très pratiques, très tranchants, très habités, que les étudiants appréciaient de plus en plus – et Annie Eggbaum n’était pas la dernière à vouloir lui témoigner son admiration et son enthousiasme.
La grande majorité des écrivains de ce pays ne valaient rien. Ils étaient le parfait exemple de ce qu’il ne fallait pas faire. De très bons exemples. Ses étudiants riaient. Il espérait au moins, à défaut d’en faire de bons écrivains, en faire de bons lecteurs. Qui savent écouter. Il les mettait en ligne et commençait à lire une page de Raymond Carver, ou d’un autre de ce niveau, en marquant la cadence avec son pied et avec ses doigts, et lorsqu’ils se sentaient prêts, lorsqu’ils avaient compris ce qui se passait, chacun venait ajouter sa voix à la sienne, dans le rythme, puis de nouveaux lecteurs entraient en piste et c’était un torrent qui grondait. En fait, les jeunes comprenaient. Il fallait leur expliquer assez longuement les choses, insister parfois, mais ils attrapaient la cadence beaucoup plus rapidement que les vieilles teignes soporifiantes qui tenaient le milieu – et en cela, il ne regrettait pas de ne pas être écrivain, de ne pas avoir affaire à ces gens, il préférait ne pas avoir à tremper les mains là-dedans.
Myriam était de son avis. Non qu’elle se vantât de faire autorité en la matière, mais il lui avait déjà tenu de longs discours sur le style, sa misère et sa gloire, sur la minutie des choix qui s’imposaient à chaque instant, sur les différents conflits qui pouvaient éclater à l’intérieur d’une même phrase, sur les sacrifices qu’il fallait consentir, sur l’absolue priorité de la langue, le tonus, la résilience, l’affûtage, la nécessité, l’abandon de soi. Elle commençait à posséder quelques sérieuses notions sur le sujet. Sans doute n’était-ce pas là son thème de conversation favori – elle préférait de loin le récit de toutes les horreurs qu’il avait connues et par quel miracle il s’en était sorti, jusqu’au bouquet final –, mais elle l’écoutait sans manifester le moindre ennui, elle regardait comme ses yeux brillaient dès qu’il en parlait, et elle en restait coite.
Elle le trouvait parfois réellement émouvant. Ce type brûle d’une véritable flamme, se disait-elle, au fond ce type est fascinant.
La littérature était fascinante. Lui n’était rien. Il raconta l’époque où il croyait pouvoir devenir un écrivain, le fol espoir qu’il avait nourri jusqu’à la pénible révélation qu’il n’en était pas un, qu’il n’avait pas la grâce.
Ce genre de conversation la touchait. Elle le trouvait définitivement beau, définitivement craquant – tandis qu’à demi nu il broyait des glaçons dans la cuisine en fumant une cigarette, racontant ses histoires dans la pénombre – -, le pire étant qu’il fût, par-dessus le marché, un très bon partenaire sexuel, comme elle n’en avait pas connu depuis des années.
« Parfois, ils sont d’une telle médiocrité que, comment vous dire, j’en éprouve un sentiment de honte, déclara-t-il. Que l’on me prenne pour un tel imbécile. Que l’on veuille me faire avaler de telles bouillies, de tels trucs, aussi mal écrits. Mais d’où les sortent-ils, dites-moi ? Où dénichent-ils tant de pauvreté ? Écoutez, il n’y a pas plus d’une demi-douzaine d’auteurs vivants majeurs dans ce pays, c’est pas compliqué. Ne me demandez pas à quoi jouent les autres, Myriam, parce que ça, je ne le sais pas. »
Il faisait chaud. Une brume de chaleur flottait encore au-dessus du lac à l’heure du couchant. Elle souriait, mais il voyait bien qu’elle était désappointée.
S’en était-il trouvé une seule pour ne pas formuler la même requête ? À chaque heure, à chaque minute, Myriam s’était montrée différente des étudiantes qu’il avait connues, mais voilà qu’elle s’alignait sur ces dernières. Voilà qu’il devenait absolument nécessaire d’aller chez lui. Voilà que la curiosité devenait trop forte. Aucune n’avait résisté. Il fallait presque en rire. Il suffisait qu’il fît allusion au total manque d’intérêt de la chose, rendue plus mortelle encore par la surveillance pointilleuse que sa sœur exerçait sur ses allées et venues dès que la nuit tombait, pour qu’elles insistent davantage, pour qu’elles le poussent à céder.
Bien souvent, ayant accédé à leur désir, il mettait fin dès le lendemain à la relation en cours – à moins que la jeune femme ne méritât un surcroît d’attention et ne bénéficiât d’un sursis qui pouvait durer un mois, voire un mois et demi, à l’exemple de cette athlétique Australienne qui l’avait aidé à maîtriser les différents raccourcis de son traitement de texte, à configurer une boîte à lettres, à importer des images, à enchérir sur une casquette Hatteras en cuir de chez Stetson, jamais portée, et aujourd’hui encore il recevait parfois une lettre de son ancienne et blonde et jeune maîtresse qui avait échoué à Paris et se faisait faire des enfants en attendant mieux, dans laquelle elle disait regretter d’avoir tout flanqué par terre, d’avoir voulu forcer sa porte, de s’être entêtée. Sans doute. Peut-être n’avait-elle pas perdu au change, malgré tout. Peut-être qu’avoir des enfants était la clé, se disait-il quelquefois.
Myriam courait ce risque, de se révéler importune. Dès l’instant où il s’était installé au volant, la pensée qu’elle n’était pas différente des autres l’avait effleuré, mais il avait très vite compris qu’il se trompait. Ils étaient à peine sortis de la ville, à peine engagés dans l’ombre des sous-bois que son opinion était faite : il était ravi qu’elle soit là, assise à ses côtés – ravi de ne pas éprouver ce sentiment de malaise qui se plaisait à empoisonner son cœur chaque fois qu’il ramenait une fille à la maison, ce sentiment vague et confus de culpabilité chaque fois qu’il traversait le hall sur la pointe des pieds, les chaussures à la main, un doigt sur la bouche, si nerveux à l’idée de croiser Marianne en chemin que tous ses muscles lui faisaient mal.
Lorsqu’il prenait un passager à bord, la Fiat ne lui garantissait pas les mêmes performances et semblait se traîner, bien qu’il gardât le pied enfoncé sur l’accélérateur. Il restait en seconde, passait quelquefois la troisième pour se donner quelques instants de répit et soulager le moteur qui ronflait comme un moteur d’avion envoyant les gaz, mais quelle importance tout cela avait-il au regard du bon moment qu’il passait avec elle, zigzaguant dans les bois profondément endormis, écoutant du Gershwin revu par The Residents, quelle importance cela pouvait-il bien avoir ?
Certes, il n’avait pas l’intention de réveiller toute la maison, il n’avait pas l’intention d’en faire davantage qu’il n’en fallait, mais il se passait une chose assez formidable. C’était l’évidence. Il abandonna son levier de vitesse pour la cuisse de Myriam et tourna la tête pour lui sourire.
Comme la Fiat commençait à s’étouffer, il abandonna cette fois la chair tiède, électrique et tendre de sa passagère pour la dure bakélite du levier de vitesse et rétrograda in extremis avant d’entrer dans le virage suivant qui la projeta contre lui. Où elle resta – captive, aurait-on dit, d’un aimant malicieux –, la tête contre son épaule.
Avait-il rencontré une seule femme qui savait écouter, au cours de son existence ? La réponse était non. La réponse était non, mille fois non, en aucune façon.
Jusqu’aujourd’hui, jusqu’à ce qu’il rencontre Myriam. Qui non seulement l’écoutait mais l’encourageait à partager le maximum de choses avec elle. Avait-il jamais ressenti cette impression de légèreté qu’il éprouvait à mesure qu’il se livrait à elle ? Après cela était-il étonnant qu’aucune étudiante ne pût désormais trouver grâce à ses yeux ?
Annie Eggbaum pouvait mettre sa poitrine en avant, venir frotter son pubis rebondi contre l’angle de son bureau – quand elle ne posait pas les fesses dessus –, ou profiter des cours qu’il lui donnait pour lui exposer plus précisément ses charmes – elle se baignait les seins nus tandis qu’il revenait sur les notions de bigger than life ou de less is more qui demeurent essentielles mais semblent si peu connues et encore moins appliquées que c’en est renversant, une misère –, restait que, quoi qu’elle fît, il ne la désirait pas davantage.
La page étudiante ressemblait à une branche morte, à présent. Elle le taquina à ce sujet, cependant qu’ils passaient en contrebas de la grotte, à propos de ces filles qui sans doute n’avaient pas manqué de le trouver à leur goût à l’occasion d’une projection en petit comité dans la salle polyvalente ou lorsqu’il expliquait pourquoi les très bons écrivains faisaient de mauvais scénaristes, et inversement, en se promenant entre les tables.
Comment ne pas penser à Barbara, à cet instant précis, dont le corps gisait dans les ténèbres, au cœur de ce mont creux, non loin de là, presque à l’aplomb de l’endroit où ils se trouvaient ? Il hocha vaguement la tête. « Elles n’ont pas été aussi nombreuses que ça, se défendit-il. Il y a beaucoup d’exagération sur ce qu’on raconte. C’est presque une légende. » Comme il guettait ses réactions, elle l’électrisa en lui passant la main dans les cheveux.
« Il y a eu quelque chose entre vous ? » demanda-t-elle en toute simplicité.
Il se figea un quart de seconde. Puis poussa un long gémissement désolé : « Oh non, bien sûr que non. Myriam, bien sûr que non. Cette pauvre Barbara, je n’arrivais même pas à retenir son prénom. Et pourtant, elle était ma meilleure élève.
— Elle me parlait de vous.
— En bien, j’espère.
— Le ton de sa voix changeait.
— Elle muait ? »
Elle le regarda fixement tandis que l’on apercevait les lumières de la maison. « Ça ne me gênerait pas, lui dit-elle. Au contraire. Je pense que ça nous rapprocherait. »
Il se gara sans répondre, coupa le contact, puis il se tourna vers elle et lui prit les mains qu’il rassembla et couvrit de baisers. Était-ce cela, être ému ? Était-ce cela, se sentir ému ? En même temps, il avait une terrible envie de fumer. Il se pencha pour l’embrasser et alors seulement remarqua la voiture de Richard Olso, presque engloutie dans l’ombre de la remise.
*
Myriam estima qu’il était encore trop tôt pour qu’il vînt s’installer chez elle mais en aucun cas il ne devait en déduire une quelconque réserve à son égard. Il la rassura. Il n’était pas question qu’il débarque chez elle muni d’une valise et d’une trousse de toilette comme un vulgaire beatnik. Ce n’était pas une chose qu’il pouvait envisager. Rien n’aurait moins manqué d’allure. Ils méritaient mieux. Ils s’embrassèrent. Il fallait aussi prendre en compte la possibilité, infime, sans doute, mais c’était une éventualité, que son mari réapparût un beau matin, recraché par le trou noir afghan. C’était une possibilité, disait-elle. Pour l’armée, son mari n’était pas décédé mais porté disparu.
Il le comprenait très bien. Tout était très clair. Elle ne devait pas se tracasser, il comprenait très bien la situation. Rien ne pressait. L’important était qu’il pût la voir autant qu’il le souhaitait – c’était tout ce qui comptait pour lui, c’était ce qui lui permettait de supporter l’atmosphère détestable qui régnait désormais à la maison, l’ambiance la plus épouvantable de leur longue carrière de frère et sœur.
À telle enseigne que ses migraines le reprenaient, après un léger mieux. Ce matin encore, il avait terminé son cours appuyé à son bureau, saisi par une sorte de vertige. « Vous vous sentez bien, Marc ? » s’était enquise Annie Eggbaum qui en avait profité pour le soutenir, pour le serrer contre elle tandis qu’il chancelait. « Je me demande ce que vous feriez sans moi », avait-elle déclaré en le guidant vers une chaise.
En fait, la raison était qu’il n’avait rien mangé depuis deux jours – en plus de s’être sexuellement dépensé et d’avoir affronté les provocations de sa sœur. Elle desserra sa cravate, déboutonna son col de chemise, l’éventa au moyen d’un cahier où elle prenait des notes dans l’espoir de lui plaire. « Est-ce que ça va bien, Marc ? Est-ce que je peux vous aider ? »
Chaque fois qu’elle l’appelait par son prénom, il manquait de s’étrangler à cause de cette proximité qu’elle lui imposait, mais il semblait que cette liberté qu’elle s’accordait ne fût pas négociable connaissant le caractère de la fille. Quoi qu’il en soit, elle le conduisit ensuite à la cafétéria, pratiquement déserte durant les heures de cours, et alla lui chercher une part de tarte meringuée qu’il avala sans discuter, raisonnablement reconnaissant.
« Demandez-moi ce que vous voulez », fit-elle tandis qu’il était penché sur son jus d’orange, le siphonnant au moyen d’une paille qu’il avait astucieusement coudée vers lui et maintenait entre deux doigts. Il secoua la tête en regardant dans le vague – du côté d’un massif d’hortensias bleus qui vibrait comme un nuage de poudre.
« D’abord c’est qui cette femme ? reprit-elle.
— Cette femme a un nom. C’est la belle-mère de Barbara. Vous voulez parler de Myriam. Mais enfin, de quoi je me mêle ?
— C’est quoi, cette préférence pour les vieilles ? Ça veut dire quoi ?
— Vieille ? Quelle idée. Elle n’est pas vieille. D’ailleurs, se suicider avant soixante ans est du pur gâchis, selon moi.
— Elle ne m’inspire pas confiance. Déjà, comment peut-on épouser un militaire ? Ou n’importe quel type en uniforme ? Faut être pas bien, non ?
— Dieu sait vers quoi notre vie nous porte, Annie, Dieu sait ce qu’on récolte au bout du compte. On décide de choisir la facilité et soudain tout se complique. On passe le plus clair de son existence à payer pour ses erreurs, vous savez, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. On peut le vérifier chaque jour.
— Vous êtes gai, de bon matin.
— Le problème n’est pas de savoir si je suis gai, Annie. Qui pourrait décemment être gai, aujourd’hui, en dehors des cyniques et des nantis ? Répondez-moi. »
Il fuma une cigarette avec elle et lui conseilla de lire Sherwood Anderson et William Saroyan – ainsi les choses continueraient-elles de s’éclairer par petits bouts, jusqu’à l’éradication complète des ténèbres.
« Changez pas de conversation, dit-elle. Vous voulez que je me renseigne sur elle ? Mon père peut charger quelqu’un de s’en occuper. C’est facile.
— Non, merci Annie, sans façon. Surtout pas. Je ne veux rien apprendre de cette manière. Je vous prie de respecter ça, vous voulez bien ? »
Il en savait assez sur Myriam, il n’avait pas besoin d’en savoir davantage aujourd’hui. Elle remplissait toutes les conditions. Elle était le modèle exact de la femme dont il avait toujours rêvé sans le savoir. Cela ne faisait plus aucun doute, à présent.
« Que voulez-vous que je vous dise ? Imaginez un ouragan. Songez à ces arbres déchiquetés, à ces maisons éventrées, à ces jardins dévastés que l’on nous montre régulièrement désormais, songez à ces bouleversements, à ces rivières de feu, à ces océans qui débordent, représentez-vous le tableau, Annie, et vous aurez une vague idée de l’effet qu’elle a provoqué sur moi. »
Elle haussa les épaules. Se leva, puis s’en alla rejoindre dehors un groupe de personnes de son âge éparpillées sur les marches. Ce n’était pas la première fois qu’elle le plantait là, qu’elle refusait d’en écouter davantage à propos de l’effet qu’une autre avait sur lui, cette femme qui approchait de la cinquantaine par-dessus le marché, une sorte de grand-mère quelque part.
Il lui envoya un signe amical, séparé d’elle par la vitre épaisse de la cafétéria, souriant, mais elle ne répondit pas. Il exécuta une série de gestes pour la remercier, mais elle baissa la tête. Il se leva et retourna avec son plateau vers les présentoirs. Il se servit de nouveau une tarte meringuée, gorgée de sucre, car il allait avoir besoin de carburant pour tenir jusqu’au soir.
Il repensait à ces divers épisodes tandis qu’il s’apprêtait à donner son cours de l’après-midi. Il avait été forcé de s’asseoir devant le directeur du département, Richard Olso, et l’assurer que tout allait bien, qu’il était parfaitement capable de reprendre son poste aujourd’hui, qu’il en donnait sa parole, qu’il ne s’agissait que d’un simple malaise vagal – pour finir, il avait proposé de signer une décharge dégageant l’université de toute responsabilité si un accident survenait, que Richard s’était empressé d’accepter et d’aussitôt faire disparaître dans un tiroir – avec cette légère paralysie faciale qui transformait le moindre de ses sourires en moue très déplaisante.
Seule une conscience aiguë des enjeux l’avait empêché, à cet instant-là, de saisir le bougre à la gorge.
Il toussota dans son poing. « À propos, Richard. J’y pense. Voyons voir. Qu’est-ce que vous comptez faire du matériel que vous avez installé à la maison ? Hum ? Répondez-moi.
— Alors ? Vous êtes conquis ? »
Il grimaça. « Écoutez, peu importe que je sois conquis, Richard. Je suis allé chez votre frère. Je me suis rendu au magasin de votre frère. Je connais les prix. Vous croyez que nous avons les moyens de nous offrir un tel attirail ? Attendez, vous nous prenez pour des banquiers, ma parole. Vous croyez qu’on les fabrique ?
— Calmez-vous, mon vieux. Ne vous inquiétez pas du prix.
— Je ne dois pas m’inquiéter du prix ? Vous ai-je bien entendu ? Pardon ? Je ne dois pas m’inquiéter du prix ? Et l’ancienne télé, vous en avez fait quoi ? »
Il poussa la porte de sa classe d’humeur sombre, leva la main afin de réclamer le silence et se planta devant les fenêtres, les mains dans le dos. Il allait avoir du mal à l’accepter. De plus en plus de mal. Le léger frisson dans sa nuque provenait de tous ces regards braqués sur lui. « Je tiens à prévenir dès à présent ceux qui s’inquiètent, et je vois qu’ils sont nombreux parmi vous, que mon malaise de la matinée ne signifie pas que j’aie contracté le Sida ou la grippe A ou la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Du sang-froid, un peu de courage. Nous n’allons pas tous mourir, les amis. Inutile de sortir vos masques. »
Il y avait cet écrivain dont tout le monde parlait, sans doute meilleur que la moyenne mais affublé d’un style épouvantable, boiteux, maniéré, tout à fait insupportable, et que la critique encensait sans faillir, portait aux nues avec une belle unanimité. Il buta dans l’un de ses livres qui sortait du sac d’un étudiant. L’ayant ramassé, il l’examina. En parcourut quelques lignes. Puis il en arracha une page avant de le lancer par la fenêtre.
Il déclara qu’il était toujours intéressant de voir à quel endroit un train déraillait, à quel endroit une phrase manifestait la faiblesse, l’orgueil, l’échec, la provincialité de son auteur. Il recopia au tableau la première phrase qui lui tombait sous les yeux et qui avait le don de finir comme les autres, à savoir en prévisible capilotade, en numéro d’équilibrisme manqué, en piège à touristes pur et simple. Quelle formidable estime de soi fallait-il avoir pour écrire de cette manière, quel aveuglement. Et quelle pauvre littérature promotionnait-on là, de magazine en magazine – et de quel dérisoire et risible suivisme ne voyait-on pas l’empreinte, à cette occasion.
Il recula pour admirer son travail qui courait sur quatre longueurs de tableau.
Parfois, la bataille semblait perdue. Parvenir en fin d’année et trouver ce genre de littérature dans les affaires de ses élèves donnait le tournis, une envie de tout abandonner.
« Regardez-moi ça. Regardez-moi cette horreur, fit-il en secouant la tête. Qu’on nous rende Marguerite Duras, par pitié. »
Profitant d’une pause, il sortit fumer dans le couloir et tomba sur l’inspecteur qui traînait encore plus ou moins dans les parages – on pouvait se demander à quoi l’on payait ces gens lorsqu’on observait ses allées et venues, ses pauses à la cafétéria, ses orgies de croissants en parcourant L’Équipe, non seulement le matin, mais à n’importe quelle heure de la journée, ses haltes sur le campus à l’ombre d’un micocoulier ou d’un tilleul, qui ressemblaient à des siestes, etc. –, avec son air de ne pas y toucher.
Un jour il parlait d’une identité à vérifier, un autre d’un étudiant à interroger, et encore un autre d’un vol de carte bleue, mais peut-être appréciait-il tout simplement la compagnie des jeunes femmes, que l’on trouvait en nombre sur le campus, bien qu’il fût marié, à demi vêtues en cette saison, et parfaites pour se rincer l’œil. Richard Olso n’avait pas d’informations particulières concernant la présence du policier dans leurs murs, sinon qu’elle cachait quelque chose, qu’il fouinait à la recherche d’on ne savait quoi, d’un fil souterrain, bien entendu, mais il n’était pas contre ce supplément de sécurité depuis que les fusillades se multipliaient, qu’il prenait envie à un adolescent de tirer sur les autres avant de se trucider lui-même.
« Vous croyez qu’elle est vivante ? Vous croyez qu’on ne lui a pas fait son affaire ? ricana Richard. Mon vieux, quant à moi, ce policier peut bien se promener parmi nous autant que ça lui chante. Je ne tiens pas à tomber sous les balles d’un petit imbécile qui a pété les plombs. Ou sur l’un de ces psychopathes. Personnellement, je me demande si nous ne devrions pas être armés. »
Comment allait-il pouvoir laisser Marianne entre les mains de Richard, la seule vraie question était là.
Remontant chez lui, ce soir-là, au terme d’une épuisante journée qui avait commencé par un malaise vagal et s’était terminée par la lecture de travaux que lui avaient remis ses élèves et sur lesquels il ne souhaitait pas s’étendre, il poussa un long soupir résigné – la fin des cours approchant, il n’aurait bientôt plus besoin de leur parler du style, de l’écriture, de la langue, ce qu’il souhaitait par-dessus tout étant donné que pas un seul d’entre eux ne semblait comprendre ce qu’il disait, en tout cas pas un seul n’était capable de faire entendre une voix juste, pas un seul n’avait à la fois assez de retenue et d’audace pour écrire trois lignes qui fussent d’un quelconque intérêt. Le niveau n’avait pas été bon, cette année encore. Mais à quoi cela servait-il d’écrire, sinon, songeait-il tandis que le soir infiltrait sa lumière ambrée dans les bois assombris.
Chaque année, il se demandait s’il n’allait pas arrêter – et sans doute l’aurait-il fait sans Marianne. Ses promenades au fond des bois le menaient de plus en plus souvent à la conclusion qu’il était temps de mettre un terme à son activité universitaire – il se considérait comme un imposteur, payé pour transmettre l’intransmissible –, mais il ne trouvait pas le courage de tout plaquer, d’aller s’installer dans un arbre ou au fond d’une caverne, car aucune étudiante n’aurait voulu se donner à une espèce de sauvage hirsute, aucune ne l’aurait suivi de son plein gré, et cela aussi donnait à réléchir. Le sexe avait été une formidable révélation. Le sexe lui avait permis de supporter beaucoup de souffrances et il ne pouvait pas sérieusement envisager d’y mettre un terme sans que son esprit ne commence à vaciller.
Profitant de l’heure peu tardive, sous le coup d’une vague impulsion, il fit une halte avant d’arriver à destination, se gara en retrait de la route, et grimpa le sentier comme un lynx, rapide et précis, courbé en deux, presque invisible – sa respiration sifflait à mesure qu’il progressait, des cailloux roulaient sous ses pas, des brindilles gémissaient, craquaient, ces sons lui étaient familiers, il les avait toujours entendus, parfois mêlés aux battements de son cœur en beaucoup plus fort lorsqu’elle était à sa poursuite, lorsque advenaient ces terribles scènes où elle se lançait à ses trousses en rugissant.
Moins d’une vingtaine de minutes plus tard, il rampait sur la saillie qui surplombait la faille. Un très bon temps, une assez bonne performance. Si l’on se contentait de marcher d’un bon pas, il fallait compter une demi-heure, plus encore si l’on était chargé. Le crépuscule flamboyait. La forêt alentour vibrait d’un profond silence, rythmé de croassements lointains, incertains, étirés, rapidement engloutis.
Cependant, il ne parvenait pas à reprendre sa respiration. Sa poitrine était prise dans un étau. Il porta fébrilement une cigarette à ses lèvres et se tourna sur le dos. Il n’y avait pas d’alternative à la douleur. De dures épreuves l’attendaient, d’une manière ou d’une autre, d’impensables déchirements planaient au-dessus de sa tête, accéléraient, fondaient sur lui, tourbillonnaient. Non qu’il n’eût senti le désordre s’installer, les complications, mais pas avec cette force, pas avec cette rapidité. Il haletait – ce qui ne se révélait guère pratique pour fumer, mais le goût du tabac dans sa bouche suffisait à le maintenir en vie.
Il se laissa glisser le long de la paroi pendant qu’il en était encore capable. Aucune migraine, cette fois, n’avait annoncé la crise, aucun voile n’était tombé sur ses yeux. Ce n’était pas bon signe, selon lui. C’était effrayant.
Sans attendre, il se faufila tant bien que mal – s’arrachant le dos et la poitrine au passage – entre une solide racine et la roche afin de ne pas basculer dans le vide et s’y accrocha en fermant les yeux, rentra son cou entre ses épaules.
Lorsqu’il reprit ses esprits, le soir était tombé – le disque argenté du ciel flottait à une vingtaine de mètres au-dessus de lui. Il respirait normalement. Il était entier. Il ne s’était pas mordu la langue. La lune et quelques étoiles brillaient à présent et tout semblait immobile. Il se sentait mieux, l’alerte était passée. Juste un peu moite. Les mâchoires douloureuses, la nuque encore un peu raide. Mais rassuré, apaisé, tiré d’affaire. Un instant, il colla sa joue contre la paroi humide – remerciant qui ou quoi que ce fût qui hantait ce lieu.
Il leva les yeux vers le halo presque éblouissant qui poudroyait dans l’obscurité silencieuse, et finalement se prit à sourire. Il se sentait mieux. Impossible d’expliquer en quoi cette pratique bizarre qu’il avait adoptée le revigorait, en quoi se réfugier un moment dans les entrailles du sol semblait lui redonner vie – une vie encore meilleure, débarrassée de ses nuages, prête à s’élancer, avec confiance et détermination, plus résistante que jamais. Impossible de savoir comment le charme opérait – car il s’agissait bien d’un charme, d’une sorte de drogue magique et mystérieuse qu’il s’administrait en trouvant refuge à l’abri de cette paroi humide et sombre, puissante, broussailleuse, moussue, hérissée comme le gosier d’un monstre.
Ragaillardi. C’était exactement ça. Il conserva son sourire encore un instant, puis il se dégagea et se glissa une cigarette entre les lèvres. Il frissonna dans ses vêtements souillés de transpiration, de terre. Mais il se garda de l’allumer car il devait à présent entamer sa remontée et fumer lui sciait chaque jour davantage les jambes et comprimait sa cage thoracique, pour commencer. Non que l’exercice se révélât particulièrement difficile – hors de portée d’un homme qui avait fait ses classes dans les chasseurs alpins –, mais il n’avait plus vingt ans et estimait à présent que retourner à l’air libre et se hisser au-dehors se confondait avec l’idée d’une renaissance, et donc méritait mieux qu’une entrée en scène avec la cigarette aux lèvres, dans un nuage de fumée erratique, totalement déplacée.
Il se souvenait d’une nuit où il patrouillait à ski avec un groupe de ses compagnons d’armes, jusqu’au moment où celui qui marchait en tête avait disparu dans une crevasse. On l’avait installé ensuite sur une civière et l’on avait attendu les secours. Quelqu’un avait planté une cigarette entre les lèvres de l’infortuné qui avait rendu l’âme avant de la finir, dans un nuage de fumée évanescent – et un accès de toux absolument grotesque. La scène se déroulait un soir d’été, l’année du Nobel de Saul Bellow, et ils n’avaient rien vu de la pluie de météorites annoncée, ni pu avaler quoi que ce soit, ni pu en fumer une seule jusqu’au lever du jour – juste serrer le filtre entre ses dents comme aujourd’hui, juste la garder à la bouche, juste remercier le Ciel d’être toujours en vie.
Il redescendit vers la Fiat en traversant la nuit noire à présent, s’enfonçant dans les bois. D’un trot rapide et assuré, sans trébucher une fois – il avait appris à courir entre les arbres, depuis le temps, à surfer entre les buissons –, les coudes au corps, la cigarette à l’oreille, le souffle revenu.
Marianne prenait un bain. Elle l’examina de la tête aux pieds d’un air méfiant mais il leva la main pour la rassurer, secoua la tête pour indiquer qu’elle faisait fausse route, qu’il n’avait rien fait de particulier.
Elle se frotta la nuque et les seins avec une éponge savonneuse. « J’ai besoin qu’on s’occupe de moi », déclara-t-elle d’une voix sombre. Elle se rinça.
Comme elle se levait, il lui tendit une serviette. C’est alors qu’il remarqua, sidéré, qu’elle n’avait plus un seul poil au pubis, désormais lisse comme une savonnette – elle l’observa tandis qu’il cherchait discrètement à déglutir.
*
Myriam ne s’intéressait que très moyennement au système pileux de Marianne – bien qu’elle reconnût qu’il n’était pas anodin de s’épiler –, mais elle estimait qu’il devait se réjouir de cette marque d’émancipation vis-à-vis de lui, qu’il fallait y voir une lueur, l’amorce d’un désengagement qui ne pouvait que bénéficier à l’un et à l’autre.
Rien n’était aussi simple, bien entendu. Sans doute la force du sentiment qu’il éprouvait pour Myriam l’inclinait-elle à ne rien faire ni dire qui pût mettre en danger l’incroyable expérience qu’il vivait avec elle, l’inimaginable expérience qu’il vivait avec une femme pour la première fois de sa vie. Il hocha la tête. C’était leur premier long week-end ensemble et il ne manquait pas un seul brin d’herbe verte dans la campagne où ils avaient filé – après différentes tentatives de cette sorte qui avaient échoué pour cause d’hésitation de part et d’autre –, il ne manquait pas un seul pétale de fleur aux acacias qui bordaient l’hôtel, pas un papillon, pas un frémissement de l’air, etc., et il ne voulait rien d’autre. Il hocha la tête. Il lui déclara qu’elle avait raison. Qu’il fallait se montrer positif. Ils venaient de passer trente-six heures au lit, sans poser un pied par terre autre que celui qui menait à la salle de bains, aux W-C, au bidet, à la douche, à la baignoire, au minibar, à la fenêtre lorsque le soir tombait sur la campagne dorée, ou encore à midi pour l’embrasement général qu’ils guettaient entre la fente des rideaux.
Ils étaient claqués. Il fumait une cigarette, nu, assis appuyé contre le dossier du lit, tandis qu’étendue au milieu des draps les bras en croix, nue, elle ricanait et prétendait, comme se parlant à elle-même, qu’elle devait rêver, qu’elle était folle. Il allongea son pied en souriant pour la toucher. Il regrettait de ne pas être un écrivain. Elle méritait un écrivain. Il lui avait lu, au milieu de la nuit, une nouvelle de Charles d’Ambrosio et bien qu’elle prétendît ne rien y connaître en littérature, il avait pu constater qu’elle avait un goût sûr et suffisamment d’oreille. Elle méritait mieux que lui, quoi qu’il en fût.
Allumant une seconde cigarette au moyen de la première, dans la nuit silencieuse, il songea de nouveau au sexe de sa sœur, désormais lisse comme la peau d’un abricot ou un cuir fin, d’excellente qualité, pâle comme une amande fraîche, en tout cas proprement renversant – la simple idée que Richard pût y glisser la main l’étourdissait, le frappait à toute volée, littéralement.
Myriam prétendait qu’il ne devait plus s’occuper du chemin qu’empruntait sa sœur. Elle le regardait droit dans les yeux. Depuis qu’ils avaient investi la chambre d’hôtel, l’autre matin, par beau temps, elle n’avait cessé de lui rappeler que leurs vies, à Marianne et lui, se séparaient désormais, reprenaient enfin le cours de vies normales, naturelles, retournaient à un monde où les frères ne vivaient pas avec leurs sœurs, presque comme maris et femmes, et il avait beau protester avec véhémence, en particulier sur ce point, il sentait qu’il n’était pas absolument convaincant.
D’un baiser, elle le renversait sur le lit et montait sur lui – et lui faisait vivre des moments au pied desquels il aurait, pour ainsi dire, plus ou moins déposé résolument son âme en temps normal, tandis qu’elle se trémoussait sur lui comme un ver en se pinçant les seins et qu’il se sentait bondir en elle comme une fusée.
Il monta le son de ses écouteurs pour écouter Down-town de Greg Brown et se mordilla les lèvres. Myriam s’était à présent assoupie contre lui, sous son bras, et il n’y avait rien qu’il pût désirer davantage. Pas même d’être l’écrivain qu’il n’avait pas été – ce dont il tirait quelque fierté, eu égard à ce que cela signifiait pour lui. L’intensité de ce qu’il éprouvait pour cette femme abandonnée contre son épaule encore une fois l’époustouflait, le confondait.
Avait-il une seule fois imaginé qu’une telle chose lui adviendrait ? Il avait l’impression qu’on l’avait drogué, que l’ivresse avait augmenté à mesure que les heures et les jours s’étaient écoulés.
La situation ne s’arrangeait guère en Afghanistan, mais elle ne semblait pas s’inquiéter pour autant. Elle le regardait en souriant, secouait la tête en répétant qu’elle était folle. « Comment puis-je avoir une relation avec un homme ? !…, s’exclamait-elle de temps en temps, en prenant un air horrifié. Je suis mariée !… Comment concentrer autant de folie dans une cervelle aussi petite que la mienne.
— Nous ne pouvons pas abandonner ce pays après y avoir fichu le chaos, Myriam. Il fallait y penser avant. Je veux parler des troupes que nous avons là-bas. Une fois qu’on y a mis le doigt, il faut aller jusqu’au bout, on n’a plus le choix.
— Je n’avais pas prévu que les choses évolueraient ainsi entre nous. Voilà ce que j’essaie de vous dire.
— Je lui parlerai. S’il revient, je lui parlerai. Mais je n’y crois pas beaucoup. Il y a trop longtemps qu’il ne donne plus signe de vie. Attendez-vous à voir quelqu’un sonner à votre porte, attendez-vous à recevoir une mauvaise nouvelle. Et sans doute une médaille.
— Nous verrons bien. Je n’y pense pas. Ne parlons pas de lui. Regardez-moi. Est-ce vous que j’attendais ? Est-ce vous que j’ai mis si longtemps à trouver ? »
Ému, il roulait alors sur elle et la serrait dans ses bras. Ce premier week-end qu’ils passaient ensemble, à deux heures de route, sur la rive opposée du lac, leur montait légèrement à la tête – ils se parlaient stupidement, se regardaient stupidement, flottaient sur un stupide nuage dont ils ne cherchaient pas à descendre.
Quelques jours plus tôt, il avait dû se rendre à l’évidence. Annie Eggbaum avait profité d’une journée particulièrement embaumée pour se coller à lui et lui glisser à l’oreille le résultat des recherches que les sbires de son père avaient menées. Bien qu’agacé, il l’avait écoutée – après l’avoir priée de faire un pas en arrière, d’avoir un peu de tenue.
Durant un instant, un voile noir s’était abattu sur lui. Les bâtiments du campus étaient devenus étincelants, le gazon avait brillé, avait flambé comme du soufre. Puis il s’était repris. En remerciement, il avait laissé Annie se pendre à son cou et se frotter à lui durant deux ou trois minutes. « Laissez-la tomber. Venez vous reposer chez moi, avait-elle proposé, pleine d’espoir. – Dites-moi, Annie, est-ce que c’est un pari ? Vous avez fait un pari ? »
Une telle constance, un tel entêtement. Sans doute, pour ces simples qualités, aurait-elle mérité davantage d’égards, d’attention, mais il n’avait plus de temps à lui consacrer désormais – depuis le premier instant où il avait posé les yeux sur Myriam, depuis l’électricité qu’il avait sentie sous ses doigts en la touchant, depuis qu’il avait été pris dans l’étau de ses cuisses blanches, s’était agenouillé devant sa source écumante, etc. Il était rentré chez lui et s’était s’allongé.
Son téléphone avait sonné à plusieurs reprises. Une vingtaine d’apprentis écrivains se sentaient sans doute pris d’un accès de panique à l’idée de rater l’un de ses cours, ou encore Richard essayait-il de le joindre afin de savoir ce qui se passait. Il était resté sur le dos une partie de l’après-midi. Sombrant dans un demi-sommeil.
Il avait ruminé jusqu’au soir, allongé sur son lit, à l’étage – qu’il avait équipé d’un surmatelas merveilleusement confortable, sachant comme il le savait à quel point bien dormir était indispensable –, dans une maison vide et silencieuse, glissant comme un galet sombre dans le crépuscule mordoré, puis il avait décidé qu’il ne regrettait rien. Décidé que le bilan demeurait largement positif, que le prix à payer n’avait aucune importance. Il s’était redressé pour empoigner son téléphone et retenir une chambre double dans un endroit tranquille.
Il s’était acheté de nouvelles chaussures de sport et il avait très envie de les essayer. Il avait envie de courir un peu, de partir à travers bois. Peut-être en direction de la grotte, il n’avait rien décidé, il avait besoin de sortir, de respirer. Cette idée de partir en week-end avec elle brillait comme un objet tombé du ciel, comme une lanterne agitée dans la nuit, indiquant le chemin de la maison, le but ultime. Indiquant le chemin de la maison. Le but ultime. Au fond, tout était clair.
*
En fait de chambre, il s’agissait d’un bungalow. Il avait choisi celui qui se trouvait le plus à l’écart et fait grande provision de cigarettes.
Maintenant, il connaissait la douceur. Il savait désormais ce qu’une femme avait à offrir, au-delà du sexe. Il était au courant, désormais. Il se sentait apaisé.
Il la repoussa délicatement – elle glissait et dégringolait sans cesse – puis se leva pour aller regarder dehors. L’aile avant de la Fiat était si abîmée qu’on aurait dit qu’il était rentré dans un arbre. Ils avaient percuté un daim en arrivant, qui avait débouché du bois tandis qu’il conduisait l’esprit ailleurs, peut-être encore perturbé par le renseignement qu’Annie lui avait fourni quelques jours plus tôt – l’animal avait surgi à contre-jour et ils l’avaient pris de plein fouet.
La direction de l’hôtel avait envoyé une bouteille de champagne dans la chambre. Qu’ils s’étaient empressés de boire sans presque reprendre leur souffle. Ils n’avaient rien eu, mais l’animal avait expiré durant de longues minutes. Ils s’étaient déshabillés à la hâte et avaient entamé ce fameux week-end, sans même se donner le temps d’ouvrir leurs sacs, par l’un de ces rapports sexuels débridés que convoque la proximité de la mort – l’animal avait rendu l’âme au moment où ils se décidaient à le tirer vers le bas-côté, se vidant de son sang sur l’asphalte de la plus terrifiante façon qui soit, et pesant presque une centaine de kilos, jusqu’à l’arrivée de la police de la route.
Trente-six heures plus tard, hormis la lumière, le tableau n’avait pas changé, des bois plongeant vers le lac, des montagnes lointaines, un ciel pur. Il sentait la tiédeur du dehors à travers la baie, sur sa peau nue, particulièrement sur ses testicules. Bientôt, le lac allait s’éveiller dans un océan de feu, les berges allaient se couvrir de flammes. Il tendit la main et attrapa ses lunettes de soleil.
La maison avait fini par brûler de la cave au grenier. L’étage avait fini par s’effondrer avec un grondement sinistre. Il était encore resté une dizaine de minutes – sans frémir d’un cil bien qu’il ne fût guère en bon état, titubant légèrement, à la veille de ses quatorze ans, les joues encore brûlantes, l’œil tuméfié –, avant de tourner les talons. Il ne s’était évanoui qu’un peu plus loin, sur le bord du sentier, tombant d’abord sur les genoux, puis s’étalant de tout son long sur le goudron de la route tandis que Marianne arrivait en courant, les bras tendus vers lui, pleine de chagrin, quelques secondes trop tard pour enrayer sa chute, pleine de ses gémissements désespérés d’adolescente.
Il toucha le pied de Myriam pour lui montrer un écureuil entré dans la chambre, attiré par l’odeur de toasts refroidis, gonflés de sirop d’érable. Comment aurait-il pu lui en vouloir de quoi que ce soit ? Il la contempla, dans les oreillers, toute flapie, toute froide. Se demandant si sa qualité d’officier de police n’ajoutait pas des fois à son charme.
Il n’avait pas l’intention d’aborder ce sujet avec elle, de toute façon. De lui dire qu’il savait, qu’elle était démasquée. Il n’en voyait pas l’utilité. Écraser un daim était mauvais signe. Ils s’étaient vus dans son œil devenu vitreux et ça n’était pas bon non plus, ça n’était pas de très bon augure, mais ils avaient tenu ces nuages à distance, néanmoins. Ils avaient fait un effort sur eux-mêmes. Il s’agissait de leur premier week-end, de leur premier long tête-à-tête.
Il essaya de l’imaginer en uniforme, en bleu marine. La veille du départ, tandis qu’elle dormait, il avait fini par mettre la main sur son arme – cachée au fond d’une botte, sous une chaussette en grosse laine – et avait pu l’examiner dans la pénombre et il était resté un instant stupéfié par l’absolue myopie dont il avait fait preuve durant tout ce temps, lui et ses fameuses règles, lui et ses fameuses précautions. Souvent, a posteriori, on ne pouvait que trembler devant les précipices qu’on avait frôlés à son insu, les dangers qu’on avait courus sans le savoir, le cheveu auquel on devait d’être encore en vie. Il secoua la tête. Il entrouvrit la baie pour fumer.
L’air chaud entra. Les bruits en provenance de la piscine de l’hôtel se firent plus nets, les conversations téléphoniques, les drinks, les plongeons. Un instant, il faillit lui proposer d’aller piquer une tête mais il se reprit aussitôt à l’idée d’avoir une conversation avec un jeune acteur défoncé ou la femme d’un footballeur autour d’une coupe ou un quelconque sosie de Paris Hilton – et ce genre de situation pendait dangereusement au nez de quiconque s’avançait vers les parasols, se promenait entre les transats à l’heure des martinis et restait assis au milieu des autres, tourné vers l’ouest, selon cette aimable tradition qui voulait qu’on applaudît le coucher du soleil tout comme on applaudissait le pilote du 747 qui posait son engin sans encombre, ce genre de comportement infantile ou comment l’imbécillité provenait du groupe.
À combien de kilomètres à la ronde les hôtels étaient-ils pleins chaque week-end, combien de bougies, combien de dîners aux chandelles, combien d’adultères ? Il grimaça un sourire à cette image de lui qu’ils lui renvoyaient et qu’il fallait bien assumer – mais il n’était pas sûr qu’elle aurait préféré faire du camping et dîner d’un kebab.
De la poudre de verre brillait sur le tapis, devant le fauteuil où il avait plié son pantalon. En explosant, l’écran avait émis un son creux, étouffé, et lui était tombé en pluie sur la tête, par la fente du carton qu’il portait à bout de bras pour passer entre deux voitures.
Il venait de fracasser l’écran plat de cinquante pouces, qu’il rapportait au frère de Richard, contre l’angle d’une lourde enseigne un peu ancienne, à l’armature métallique, que les forts vents de la veille avaient tordue et pliée au-dessus du trottoir. En même temps, une formidable douleur avait irradié de son coccyx, pour disparaître aussitôt, comme par enchantement, le laissant foudroyé, paralysé par la peur d’une seconde imprévisible attaque.
« Mais qu’est-ce que vous foutez, mon vieux ? avait soupiré Yannick Olso, propriétaire du magasin Olso Hi-Fi spécialisé dans le haut de gamme, bras croisés sur le seuil. Qu’est-ce que vous branlez, ma parole ? ! »
Son coccyx l’avait lâché durant un centième de seconde, mais bien lâché. Il n’y avait rien à faire, malheureusement, il n’y avait aucun traitement à suivre sinon attendre que la nature parvînt au terme de son lent et méticuleux travail de réparation et en s’abstenant de forcer sur la chance entre-temps, en voulant soulever des poids.
Abandonnant le carton sur le trottoir il s’était épousseté, avait secoué ses cheveux. « Vous deviez m’envoyer quelqu’un, avait-il dit, et vous m’avez rien envoyé du tout. Voilà le résultat. Économie ? Zéro.
— Faut le faire, n’empêche, avait repris l’autre en secouant la tête d’un air navré. Faut être d’une sacrée maladresse.
— Oui. Désolé. Vous n’auriez pas un verre d’eau, je dois prendre un cachet. »
Ses migraines avaient repris. Une fois à l’intérieur, Yannick Olso était repassé derrière son comptoir. « Vous voulez pas essayer un vidéoprojecteur ? avait-t-il demandé. Faites l’expérience du vidéoprojecteur.
Écoutez-moi. J’ai forcément un produit qui fera l’affaire.
— Vous n’avez pas une fontaine avec des gobelets ? Que je puisse avaler ces fichus machins », avait-il répliqué d’une voix sourde.
De minuscules éclats de verre scintillaient ainsi sur le tapis, quarante-huit heures plus tard, dans l’ambre du soleil couchant, dans l’or de ses rayons rasants, presque rosés, sans doute échappés de ses revers de pantalon ou d’une quelconque doublure.
Il caressa la jambe – à présent presque raide – de Myriam – qui s’était fait épiler juste avant de venir. Que le désir qu’il éprouvait pour elle ne fût pas entamé d’une once, après trente-six heures d’absolue intimité, ne laissait pas de l’étonner. De même qu’il ne tentât rien pour s’enfuir – rien n’était moins étrange. Mais il avait connu des filles qui se laissaient prendre en mâchant leur chewing-gum, fumaient ou recensaient les livres de sa bibliothèque en se tordant le cou sur le côté. En quoi Myriam pouvait-elle bien leur être comparée ? En quoi pratiquaient-elles le même exercice ? Lorsqu’elle le tenait serré contre sa poitrine, le souffle court, frémissante, qu’aurait-il pu lui opposer ? Quelle importance alors qu’elle fût officier de police ou bonne sœur ?
La dépouille du daim occupait le plateau arrière d’une camionnette et bien qu’il eût appelé la direction pour demander que l’on débarrasse le parking de cette pénible chose, rien n’avait bougé – on s’était contenté de leur livrer une seconde bouteille de champagne. Quel manque de chance, songea-t-il une fois encore, le regard posé sur l’animal dont le sang avait maculé le fond de la camionnette, puis séché, puis noirci. Il se tenait derrière la baie de la mezzanine où leur lit était installé et ainsi profitait d’une vue relativement plongeante sur le daim qui avait les yeux ouverts. Il avait demandé qu’au moins on le couvrit d’une bâche, mais l’idée semblait avoir été abandonnée depuis longtemps et lui-même ne songeait plus à s’en plaindre à présent. Sans raison particulière. Il l’acceptait. Un napperon de sang séché luisait comme une laque autour du museau de l’animal. Il aurait voulu pouvoir retourner en arrière et donner le coup de volant une seconde plus tôt. Il prit une cigarette. Il n’y avait aucun mouvement sur le parking. Quelques oiseaux noirs – impossibles à identifier – filaient au-dessus de l’horizon, quelques branches frémissaient à peine dans l’air tiède.
Yannick Olso, remarquant sa pâleur, l’avait invité à s’asseoir un instant, jusqu’à ce qu’il se sentît mieux. Mais son cerveau flambait encore lorsqu’il était rentré chez lui et qu’il s’était garé derrière l’Alfa Romeo de Richard. C’était un miracle lorsque les cachets venaient à bout de ses migraines, qu’il triplât ou quadruplât la dose, et le seul vrai remède qu’il connaissait, qu’il avait expérimenté, consistait à s’allonger, à poser sa tête sur les cuisses de Marianne et à lui offrir son front et ses tempes pour qu’elle en prît soin – qu’elle y appliquât simplement ses mains attentives suffisait.
La présence de Richard contrariait absolument un tel projet.
Richard Olso. Pas une fille sur le campus ne parvenait à lui trouver quelque chose. Pas une femme n’aurait eu l’idée de jeter un regard sur lui. Excepté une.
Peu importaient les raisons qui avaient conduit Marianne à se jeter dans les bras de Richard. Peu importaient les raisons qui conduisaient une femme à commettre ce genre de dinguerie mortifère. Il ne voulait plus y penser. Il aurait donné mille fois sa vie pour Marianne, il l’avait prouvé, mais le résultat était là. Absolument navrant. Dehors, le bleu du ciel se cuivrait de rouge. Absolument désespérant, même, se disait-il. Qu’est-ce qui n’allait pas, chez elle ?
Il se pencha au-dessus de la gazinière installée dans la kitchenette pour allumer une cigarette car son briquet ne produisait plus que des étincelles. Levant de nouveau les yeux sur le parking, il s’interrogea une nouvelle fois sur le tableau qu’il avait sous les yeux : était-ce un nuage de mouches vibrionnant au-dessus de la bête morte, exposée au soleil, relativement ensanglantée, ou s’agissait-il d’un effet de ces migraines qui se succédaient comme des vagues ces derniers temps, de voir des taches noires et de les prendre pour des mouches.
Il ne regrettait pas de l’avoir bousculée. Ce n’était rien, en comparaison de ce qu’elle lui avait fait. Peu importaient les raisons.
Il posa les yeux star Myriam et se demanda si Dieu avait créé les femmes dans le but de faire souffrir les hommes, en particulier lorsqu’elles ont basculé au-delà de la quarantaine et ont ce regard intimement résolu, profondément réjoui. Il ne lui en voulait décidément pas, il ne lui reprochait rien, il ne lui reprochait rien car il savait qu’elle ne lui avait pas menti pour l’essentiel et n’avait pas subi ses étreintes comme une potion mais les avait résolument recherchées, mais y avait pris goût, y avait pris un goût qu’elle ne songeait pas à cacher – et il comprenait à présent ce qu’elle voulait dire quand elle le regardait dans les yeux et déclarait qu’elle était maudite.
Depuis la veille, au matin de leur entrée dans le bungalow, jusqu’à cette heure-ci, à la tombée du soir, il estimait qu’ils avaient eu environ une demi-douzaine de rapports sexuels et chacun d’eux l’avait laissé sans voix – même après qu’il eut pris certaine disposition, sans doute indispensable, mais qui ne l’avait pas réjoui. Cette idée de week-end se révélait malgré tout une idée formidable, se disait-il en se penchant pour examiner les fesses de Myriam, pour tenir son nez au-dessus d’elle et de sa limace alanguie, gonflée, sidérante.
Il se glissa un instant contre elle, dans son dos. Non pour se livrer à quelque séance de sodomie morbide à la faveur du crépuscule – et bien qu’un inévitable processus d’érection fût mis en branle au contact des deux hémisphères et de la raie encore moite et poisseuse –, mais pour juger du sentiment qu’il éprouvait pour elle, au-delà des trahisons et des mensonges, pour en mesurer la force et y puiser le réconfort dont il avait besoin.
Il y avait une petite chance pour que Marianne empêchât les choses d’aller trop loin. Sans doute allait-elle se reprendre et convaincre Richard d’en rester là, mais à quoi les lendemains allaient-ils ressembler, désormais ? Dans quel désert allait-il pouvoir crier s’ils se séparaient – et pouvait-il encore l’éviter ?
Il n’avait pas remis les pieds à la maison depuis l’autre jour, depuis qu’il les avait surpris, sur un haut tabouret de la cuisine, et avait cédé à un accès de fureur que sa migraine – qui n’avait cessé de s’amplifier depuis qu’il avait quitté le magasin du frère – n’avait certes pas contribué à contenir. Il avait passé la nuit sur le bord de la route, dans la Fiat, fumant cigarette sur cigarette – alimentant du même coup sa migraine qui lui broyait littéralement les os du crâne –, scrutant la pénombre des bois alentour, grimaçant de douleur et de perplexité. Il avait vu passer une ambulance et plus tard, tandis que la lune se levait, il avait vu le fantôme de sa mère traverser le ciel et voguer dans les nuages, au-dessus des cimes.
Il déposa quelques baisers sur l’avantageuse poitrine que Myriam lui offrait après avoir roulé sur le dos, lui en suçota un peu les bouts cependant que son esprit s’envolait ailleurs, que son regard se perdait dans le vague. Il caressait la cuisse de Myriam et c’était à sa sœur qu’il pensait, au traumatisme de leur séparation.
Il commanda des apéritifs et des club-sandwichs. On entendait des voix, le gargouillement d’un plongeon, le grésillement des éclaboussures, des rires – à quelques centaines de mètres de là où ils se trouvaient.
Il allait de soi que cette histoire ne pourrait jamais s’arranger. Qu’il ne pourrait plus remettre les pieds dans cette maison – chez eux, disaient-ils encore quelques jours plus tôt – ainsi qu’elle l’en avait averti tandis qu’il traversait le jardin en serrant les dents de toutes ses forces et marchait vers sa voiture au son des hurlements de truie que poussait Richard à la suite de la casserole d’eau bouillante qu’il avait reçue en pleine action, dans les fesses et dans le dos. Ce genre d’histoire ne s’arrangeait pas.
Le regard qu’ils avaient échangé sa sœur et lui, avant qu’il ne vidât les lieux – « Débarrasse le plancher ! ! lui avait-elle lancé d’une voix sourde, hors de ma vue, espèce de fumier ! ! » –, avait l’avantage d’être clair. Il estimait en avoir pour des années avant qu’elle acceptât non seulement de lui adresser à nouveau la parole mais de le laisser approcher à moins de cent mètres, peut-être des dizaines d’années.
Il n’était plus très jeune. Envisager de longues distances commençait à faire frémir. Un instant, il se demanda s’il n’aurait pas dû lui-même s’arroser d’essence afin de faire pencher la balance de son côté – il s’était ainsi planté un épluche-légumes dans la cuisse, un beau matin, contraignant sa mère à demander du secours au lieu de lever la main sur lui, et son père à ôter sa ceinture pour lui faire un garrot.
Il avait écrit une nouvelle sur ce thème vers le milieu des années soixante-dix, lorsqu’il avait cru sentir une mystérieuse émotion à l’examen d’une suite de mots qui se formait dans son esprit et qui ne demandait plus qu’à être dactylographiée, avec un commencement et une fin, mais il s’agissait malheureusement d’une fausse alerte. Il se souvenait de l’opiniâtreté avec laquelle sa sœur lui avait répété, durant des années, qu’elle croyait en lui, en son potentiel d’écrivain sous prétexte qu’il était bon au Scrabble et qu’il se risquait parfois à écrire quelques lignes lamentables. Il avait échoué, sans doute, mais au moins la confiance aveugle de Marianne, son absolue certitude que son frère avait un don particulier, l’avait aidé à relever la tête, à ne pas être détruit par la terrible et pure tragédie qu’il devait déclencher au bout du compte, parvenant un beau soir à la conclusion que sa mère allait finir par le tuer – ne l’avait-elle pas, un peu plus tôt, jeté au bas de l’escalier qui menait à la cave puis corrigé au moyen d’une canne ?
Parfois, l’hiver, lorsqu’il marchait à travers bois et qu’un vent glacé se mettait à souffler, certains points de ses os redevenaient douloureux. On lui avait compté trois fractures, mais il y en avait eu davantage, il ne les avait pas toutes signalées – son nez, par exemple, n’avait commencé à bleuir que deux jours plus tard.
Il avait attendu de voir les flammes jaillir du toit pour songer à reculer, pour simplement songer à réagir – mais il avait à peine quatorze ans et se tenait devant une espèce d’immense bûcher étincelant, ronflant comme un réacteur d’avion et cette vision le paralysait –, si bien que des brandons incandescents dégringolaient autour de lui comme une pluie de météorites. Il s’était alors emmêlé les pieds et avait fait une chute malencontreuse en regagnant le goudron de la route, y abandonnant la peau de ses bras et de ses jambes et de toute une moitié de sa figure cependant que la Volonté du Ciel s’Accomplissait derrière lui, que des particules de feu tournoyaient dans l’air brûlant, puis il s’était évanoui avant que Marianne ne l’atteignît. Le premier pompier arrivé avait mis un genou en terre, l’avait tenu contre son épaule, lui avait caressé la tête et se tordant la bouche, plein de compassion, avait fait : « Tout va bien, mon p’tit gars, oh mon pauv’ petit gars, tout va bien, oh là là. »
Il essaya d’oublier qu’elle n’avait plus un poil entre les jambes, à présent – que cette attention ne lui était pas destinée –, mais la chose n’était pas très facile, l’image restait collée au fond de son esprit.
Que fallait-il faire, à présent ? Dans moins d’une douzaine d’heures, le jour se lèverait de nouveau et la vie reprendrait son cours et tout redeviendrait intolérable. Le lundi matin était la pire journée de la semaine, déjà en temps normal. Richard commençait par la liste des nouveaux livres sortis en librairie, la livraison hebdomadaire, et s’il y avait un tocard parmi eux, un auteur n’ayant strictement aucun intérêt, on pouvait être sûr que Richard en ferait l’éloge, vanterait une écriture majestueuse, un style éblouissant, une langue riche, etc., on pouvait y mettre sa main à couper. Et il fallait donner un cours après ça, soutenir que la littérature pouvait sauver des vies ou soigner de la lèpre ou de Dieu sait quoi.
Il imagina le dos de Richard couvert de cloques et se demanda si sa carrière universitaire avait encore un futur, sa carrière à lui. Il allait sans doute se faire éjecter, cette fois, Richard allait lui indiquer la sortie et il ne pourrait rien y faire.
Ce n’était pas le bon moment, en ces temps d’incertitude économique, pour perdre son emploi car les banques étaient rudes et rusées, et le Trésor public armé d’une poigne de fer. Il termina son sandwich en éprouvant une sorte d’inquiétude, tout à coup. Puis il pensa à autre chose.
Être amoureux ne suffisait pas, apparemment. Ou plutôt être amoureux ne suffisait plus. Les feuilles de laitue étaient un peu ramollies, les toasts un peu froids à présent. Sans doute était-il agréable de penser qu’on avait le choix dans la vie, mais la vérité était tout autre, la vérité était beaucoup moins drôle.
Il lui effleura le mollet et lui déclara qu’il lui devait sans doute les meilleurs moments de sa vie, et qu’il voulait qu’elle soit sanctifiée pour ça, pour ce sentiment qu’elle lui avait fait découvrir, il voulait que grâce lui en fût rendue, absolument, mille fois. Peu importait cette énorme comédie qu’elle lui avait jouée pour l’approcher, cette hallucinante comédie du mari porté disparu dans les montagnes d’Afghanistan, tout cela semblait si terriblement secondaire au regard de ce qu’il avait obtenu.
Il se demanda si elle avait tout inventé elle-même ou si on l’avait aidée à monter cette histoire de sergent perdu au fond d’un désert montagneux – c’était, quoi qu’il en soit, assez dérangeant d’imaginer qu’on se battait en votre nom, en ce moment même, dans vous ne saviez quelle partie du monde exactement, que le sang coulait, que des hommes se faisaient couper la tête, que des femmes étaient violées.
Il avait eu affaire à une sérieuse comédienne. Il ricana silencieusement à cette pensée car il appréciait la manière dont elle l’avait berné, il appréciait la présence de la pure vérité au milieu du mensonge. Il leva son verre dans sa direction et, renonçant pour l’instant à prétendre qu’il accepterait de tout son cœur d’être jeté en prison si c’était de ses propres et adorables mains, il tira son téléphone de sa poche et fit défiler quelques photos où on les voyait ensemble, assis contre le dossier du lit, le drap tiré sur les jambes, échevelés, souriants. « Ah, elles sont bien. Je les trouve bien, dit-il. Bientôt, on n’aura plus besoin de flash. Chaque jour, ils sortent une nouveauté. » Il la considéra tendrement, chagriné par le teint hâve – la décoloration des lèvres, le grisé des joues.
Annie Eggbaum appela pour savoir s’il pouvait lui donner une date et il répondit qu’elle n’avait qu’à choisir elle-même, que son jour serait le sien, et Annie demeura un instant sur le qui-vive, s’interrogeant sur cette nouvelle attitude à son égard. « On dit que souvent femme varie, confessa-t-il, mais les hommes c’est un peu la même chose. On ne sait pas davantage où l’on va. Au moins, nous avons ça en commun. Ces volte-face. Ces errements. Est-ce que vous me suivez, Annie ?
— Mon père me fait signe. Il me charge de vous transmettre ses amitiés.
— Très bien, Annie. Message reçu.
— Écoutez, Marc. Est-ce que je peux vous dire quelque chose ?
— Bien sûr. Allez-y.
— Ça sera très bien, vous allez voir. Soyez un peu cool. Je ne vais pas vous demander en mariage. Détendez-vous. Le seul danger, c’est que ça vous plaise. Je suis honnête avec vous. »
Elle voulait réellement avoir une aventure avec lui. Elle poursuivait toujours ce but, avec une constance qui méritait le respect, comme si on lui avait jeté un sort. Elle était impayable, cette fille. Elle n’allait pas le lâcher. Ils semblaient ainsi faits, dans cette famille. Peu enclins à renoncer.
N’importe quel soir de la semaine prochaine était un bon soir.
« Okay, disons mercredi. Je n’aurai plus mes règles.
— Mercredi, c’est parfait.
— Marc, il me tarde de vous voir.
— Nous n’aurons qu’à nous retrouver dans mon bureau. Vous m’aiderez à trier des copies ou je ne sais quoi. Je fournirai les préservatifs.
— Ne soyez donc pas si soupe au lait. Pensez à ce pauvre Zuckerman, à ce qu’il donnerait pour être à votre place. Revenez un peu sur terre, de temps en temps.
— Ces détails sur l’incontinence font froid dans le dos, je vous l’accorde, mais avez-vous observé comme l’œil de cet écrivain était aiguisé, comme il avançait d’un pas sûr, comme il avait l’oreille dressée ? Vous avais-je raconté des blagues ? Parfois, je pense qu’on ne devrait plus lire que de la poésie. Vous avez pu jeter un œil sur Frederick Seidel ? Renversant, non ? Ça vous l’a coupée, j’imagine. »
Il raccrocha. Tandis que le crépuscule s’étendait, tel un voile de velours pourpre déroulé au ras de l’horizon flamboyant, au même instant, trois hommes armés de couteaux aiguisés sortirent par la porte des cuisines et foncèrent droit sur la camionnette où se trouvait le daim.
Tout fut expédié en quelques minutes, avec dextérité. Ces gars-là s’y connaissaient. Chacun s’en retourna avec de beaux morceaux sous le bras, des cuissots, des kilos de côtelettes, de la viande à faire mijoter, au meilleur prix qui soit. Ils avaient laissé la tête, et celle-ci, appuyée contre la ridelle, semblait tournée vers lui.
Il sortit une seconde, le temps de la couvrir d’un peignoir blanc de l’hôtel, puis rentra.
Il retourna s’asseoir près de Myriam. Le choix avait été si terrible, si difficile. Être amoureux ne suffisait plus, être amoureux ne passait plus au premier plan. Mû par ses sentiments pour elle, il lui prit la main et la garda contre ses lèvres, perturbé, mais il se sentait impuissant, incapable de lutter contre lui-même. S’il se montrait si stupide, personne n’y pouvait rien, personne ne pouvait sauver quiconque de tant d’ignorance.
Aux moments d’oppression succédaient des moments de libération. Il se leva de nouveau. Cette fois, le chemin paraissait nettement plus difficile à parcourir, nettement plus long, nettement plus dangereux. Il s’approcha de la cuisinière et ouvrit le gaz. Il tira une chaise, se mit à la table avec son crayon et son carnet. Le gaz, à présent, poussait un léger sifflement continu. Il écrivit : « Ma chère Marianne… », puis il s’arrêta là et demeura immobile durant d’interminables minutes. Les choses commençaient à tourner au ralenti.
Soudain, leur navire avait sombré. Soudain, il n’était plus question de finir ses jours ensemble ni de se soutenir jusqu’à la nuit des temps, il n’était plus question de rien, tout à coup. « Ma chère Marianne… » L’exercice n’était pas facile.
Il repensa à ce frère qu’il avait failli avoir et qui aurait sans doute empêché que tout ça n’arrive – à commencer par emporter le cerveau de leur mère. Dehors, sur le parking, à moins d’une centaine de mètres devant lui, le peignoir couvrant la tête de l’animal formait une tache vaguement luisante dans l’obscurité. Même si l’on n’était pas superstitieux, on ne pouvait y voir un bon présage. Écraser un daim ne pouvait rien apporter de bon. Bien au contraire. Bien au contraire.
Vu de l’intérieur, il se glissa une cigarette entre les lèvres et empoigna son briquet.
Vu de l’extérieur, le bungalow explosa comme une citrouille lumineuse, aspergeant les alentours de sa lumière dorée.